Chapitre 1
― Nawel Hélianthas !
Le bourdonnement chuchoté formant l'arrière plan sonore du cours de magie appliquée à l'histoire ancienne s'éteignit, remplacé par un silence absolu. Réputée pour son affabilité autant que pour son savoir, donna Courlis élevait rarement la voix mais lorsque c'était le cas, seuls les fous n'aspiraient pas à l'invisibilité. La sélection était impitoyable chez les Aspirants, il n'y avait pas de fous dans leurs rangs et, comme l'invisibilité passait par une docilité un peu lâche, tous les regards se tournèrent vers Nawel. Cette dernière avait sursauté lorsque le cri de son professeur avait fait exploser la torpeur rêveuse dans laquelle elle baignait depuis...
Depuis combien de temps avait-elle cessé d'écouter ?
Elle jeta un coup d'oeuil inquiet autour d'elle, donna Courlis ne lui laissa pas l'opportunité de se ressaisir.
― Nawel Hélianthas, pouvez-vous me répéter ce que je viens de dire, à savoir les trois raisons communément admises expliquant la disparition des Anciens ?
Nawel n'hésita qu'une fraction de seconde.
― Non, je ne peux pas.
Elle avait répondu sans insolence mais sans crainte non plus, les épaules droites, ses yeux bleu pâle rivés dans ceux de donna Courlis.
― Pourquoi ?
― Parce que je n'ai pas prêté attention à votre cours.
Éclair furtif dans le regard de donna Courlis. Nawel le vit, tenta de le décrypter... Colère ? Agacement ? Déception ? Amusement ? Fierté ? Peut-tre ad...
― Vous passerez la nuit dans la tour Nord, déclara le professeur d'une voix où il eût été vain de chercher la moindre émotion. Un Cendre préviendra vos parents. Demain, à la première heure, vous me réciterez
les trois segments initiaux de la Complainte du savoir remarquable.
Un frisson parcourut l'assemblée des Aspirants. La Complainte du savoir remarquable regroupait les
fondements des dix castes dans leur intégralité. Les trois segments initiaux, pourtant gouttes d'eau dans l'océan de la Complainte, totalisaient plus de cinquante pages écrites dans une langue âpre et exigeante. Les
étudier s'avérait complexe, les apprendre par coeur tutoyait l'impossible.
― Ergaïl Onchêne.
Donna Courlis s'était tournée vers un Aspirant assis près de la porte, un jeune homme blond, traits
altiers et solides épaules, qui portait sur Nawel un regard chargé de sollicitude.
― Donna ?
― Ergaïl Onchêne, pouvez-vous indiquer à Nawel Hélianthas quelles sont les trois raisons communément admises expliquant la disparition des Anciens ?
― Oui, donna. La migration, la maladie et la catastrophe naturelle.
― Pourquoi aucune de ces explications n'est-elle satisfaisante ?
― La migration parce que les Anciens ont laissé derrière eux tout ce qu'un peuple migrant aurait emporté, la maladie parce que le fait qu'il n'y ait eu aucun survivant la rend improbable et que les connaissances médicales des Anciens les auraient en outre protégés, la catastrophe naturelle parce que les sites où ils ont vécu, à commencer par la cité interdite, n'en conservent aucune trace.
― Philla Caritian.
Ergaïl d'abord, et maintenant Philla. Nawel retint un soupir. Inutile de se leurrer. Ce n'était pas un
hasard si donna Courlis, après l'avoir punie, interrogeait ses deux meilleurs amis.
Ses deux seuls amis.
― Oui, donna ?
Philla, douce et timide jeune fille aux longs cheveux de miel, avait répondu sans lever les yeux. Une
ombre de sourire voltigea sur les lèvres du professeur.
― Si les trois raisons communément admises sont erronées, quelle explication peut-on donner à la disparition
des Anciens ?
― Nous sommes pour l'instant incapables d'avancer une interprétation cohérente.
― Explicitez.
― Les Anciens ont, semble-t-il, disparu il y a mille deux cents ans, soit quatre siècles avant que
nous, Jurilans, nous installions sur ces terres. Les incompréhensibles trésors qu'ils ont laissés derrière eux, l'agencement de leurs villes, les matériaux inconnus qu'ils utilisaient pour les construire, la complexité de leurs écrits, tendent à prouver qu'ils formaient une civilisation bien plus accomplie que la nôtre. Comprendre pourquoi ils ne sont plus est une des tâches prioritaires des neuf castes de Robes depuis qu'elles existent. Tout comme s'approprier leur savoir.
― Qu'en est-il des trois raisons communément admises ?
― Elles sont destinées à ne pas troubler inutilement les Cendres.
Le professeur acquiesça d'un hochement de tête.
― Ergaïl Onchêne.
De nouveau Ergaïl. La punition s'avérait-elle plus retorse que Nawel ne l'avait prévu ?
― Oui, donna ?
― Les neuf castes de Robes ont pour devoir de comprendre et de s'approprier. Quel rapport entretient la dixième caste avec les legs des Anciens ?
― Protéger.
― Explicitez.
― Les sites où vécurent les Anciens s'avèrent les zones les plus dangereuses du royaume. Leur cité principale l'est même tellement que son exploration a été interdite. Outre la sécurité des frontières et les guerres qui nous opposent aux barbares de l'Ouest, les Armures ont pour devoir de protéger leur peuple de tout péril lié aux Anciens.
― Est-il cohérent de considérer les Anciens comme le sommet disparu de la pyramide sociale jurilane ou, puisque nous ne les avons jamais côtoyés, comme sa base ?
Ergaïl prit le temps de réfléchir avant de répondre.
― Non, je ne pense pas. Les Jurilans sont scindés en deux groupes : les Cendres qui servent et les Perles qui commandent. Parmi les Perles, les meilleurs ont la possibilité d'intégrer les dix castes, neuf castes de Robes et une caste d'Armures. Il y a un monde entre le plus humble des Cendres et un Robe influent, pourtant ils appartiennent à un seul et unique peuple. Les Anciens, pour importants qu'ils aient été, sont des étrangers, comme les barbares de l'Ouest, les pillards qaalins ou, de façon plus marquée encore puisqu'ils sont à moitié animaux, les Glauques.
Donna Courlis approuva d'un mouvement de tête.
― Bien, ce sera tout pour aujourd'hui. Gardez à l'esprit que vous annoncerez votre voeu à la prochaine lune chaude et, quoi qu'il arrive, ne relâchez pas vos efforts.
Elle s'inclina légèrement devant ses élèves et, tandis que ces derniers se levaient pour lui rendre son salut avec un respect appuyé, elle quitta la salle.
Aussitôt, l'atmosphère parut s'alléger et des conversations animées s'engagèrent. Ergaïl et Philla s'approchèrent de Nawel.
― Mais qu'est-ce qui t'a pris ? s'emporta Ergaïl. À une lune de la cérémonie, alors que la moitié des Robes du royaume vénère donna Courlis et que l'autre moitié en a une peur bleue ! Même mon oncle hésite à la contrarier. Tu aurais voulu te suicider, tu n'aurais pas agi autrement !
― Par Kaïa, fiche-lui la paix, s'interposa Philla. Tu crois qu'apprendre par coeur les trois segments initiaux n'est pas une punition suffisante ? Il faut en plus que tu te mêles de lui faire la morale ?
Puis elle s'assit près de son amie.
― Le gardien Cendre de la tour Nord est le mari de mon ancienne duègne, lui souffla-t-elle. Je te ferai apporter de la nourriture.
Nawel secoua la crinière blonde qui lui tenait lieu de chevelure.
― Pas la peine.
― Mais si tu...
― Pas la peine, te dis-je. Tu courrais un risque inutile, j'ai décidé que je n'aurai pas faim.
― Tu as décidé que tu n'auras pas faim ? releva Ergaïl sans parvenir à dissimuler un sourire ironique. C'est possible, ça ?
― Bien sûr, rétorqua Nawel. Tout est possible quand on le veut vraiment.